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30/11/2008

LA TACTIQUE DES ANGES

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Dans la chambre vacante, un enfant naît, meurt. L’enfant est le frère. Son surgissement, sa disparition, laisse un espace, une béance, devenus terrain d’écriture. L’été pétille / dans la bouche, // les visages fondent / une joie douce, // nous marchons / guidés par l’essentiel. Essentialité de la poésie, qui est à elle seule tactique des anges, quand il s’agit d’égrener le chapelet des heures pleines. Dormir engendre / un poumon  / régulier. // Dormir engendre. Résurgence de la vie, constamment créée, recréée. Il y a cette lumière. // Elle est parmi nous / et donne le visage // en donnant / la substance. // le grain est total. Tout réside dans le grain de cette lumière, réelle, irradiante. La forêt / sera // proie / de lumière // parmi les interstices. // Je capte chacun de ses bonds. Bien sûr, les interstices sont là, comme autant de fissures. S’agrandir. Se grandir. Tiens bon malgré // la secousse / affolée // du monde. Le grain, donc, se concentre. Grain de la peau. Penser ne pense plus / mais frémir. Incarnation. Et je prête à ton fantôme / une chair innombrable. // D’apparaître / le visage // pulvérise. La tactique des anges est une lutte accomplie de petits riens. Car : Je suis par transparence / le pli accidenté. L’on revient à cette vacance initiale. J’ai donc une cause secrète, / semblable aux noires violettes. Marie-Noëlle Agniau restaure l’amande. C’est-à-dire qu’elle reconstitue, par le biais de l’écriture, le noyau initial. Es-tu l’enfant de sable / qui dépouille / les chants d’oiseaux // et met au centre / leur clarté ? Il y a cet enfant auquel elle s’adresse, qu’elle console. Dors // et dans ton poing / d’atomes, // on trouvera / le jour. Bien sûr, l’ange est là. Penché au-dessus de son épaule : Te voir alors que tu veilles / est certain.

 

Marie-Noëlle Agniau, La tactique des anges, L’Harmattan, 2007

19:48 Publié dans Chroniques

27/11/2008

VENDANGES

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   C’est les vendanges. Dans la rue les gens se hèlent, voix cordiales et enflées du matin, voix à la voile avec du soleil dedans et de la fraîcheur. C’est le café qui les rend joyeuses ou la goutte d’eau-de-vie avec, ou c’est simplement que pendant les vendanges les paysans sont heureux quand le temps reste clair.

   Les croquenots sur le gravier, à coups sourds, disent bonjour au sol comme les sabots des chevaux. On entend davantage la tonnaille de la charrette qui passe que les sabots du cheval qui la tire, les roues grincent sur le gravier, elles vont lentement, hésitantes comme des vaches qui s’approchent d’une fontaine.

 

Georges Navel, Travaux, folio/Gallimard, p. 195-196

09:46 Publié dans La poésie des autres

24/11/2008

SOUS LE CIEL DE NOUS

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Sophie G. Lucas tient la chronique d’un couple. Beaucoup de silences, et une écriture sans majuscules ni ponctuation : bonnets de laine / gants tricotés main / faisons buée sur les carreaux / reprendre de l’index le paysage / de quoi / blanc / aller loin. La narratrice s’efface derrière le tu et le nous, entre chagrin et cauchemars ; un lait chaud / tu pour nous deux / le bruit de la cuillère dans la casserole / et le vent dans les arbres. Son univers semble restreint par un voile de tristesse ; à trop de chagrin s’inventer / d’autres vies / juin tu ne vois donc pas la neige (hein) / bleue dans notre jardin. Voile qui semble susciter une incompréhension mutuelle, entre je plie plusieurs fois / mon gros doigt de pied / sur un bouton d’or / jusqu’à ce que l’os craque / l’écrase / toi haussant les épaules et je regarde tes mots / tes dents / et je me fiche / bien de la révolte / qui dedans. Il y a le jardin que l’on cultive – jardin zen / dans la purée cendrillon / (pommes-de-terre potimarron) –, comme un espoir de renaissance : tu te figures / que longtemps encore / je tiendrai / (col roulé corps plein de laine / cheveux de batailles cernes / cendrier plein) / et je tiens. Je tiens, grâce à toi, pourrait-on dire, car sous le ciel de nous, […] je ne vois que / ton dos sous le soleil / tes mots qui partent / dans la terre / ma fumée de cigarette / s’égarant / vers le ciel découvert / lente.

 

Sophie G. Lucas, Sous le ciel de nous, Contre-allées, 2007

(chronique parue dans Verso n°133, juin 2008)

00:20 Publié dans Chroniques

22/11/2008

J'AI DERRIÈRE LE CIEL UN CIEL

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J’ai derrière le ciel un ciel pour revenir, mais

 

Je continue à polir le métal de ce lieu, et je vis

 

Une heure qui discerne l’invisible. Je sais que le temps

 

Ne sera pas par deux fois mon allié, et je sais que je sortirai de ma

 

Bannière, oiseau qui ne se pose sur nul arbre

 

 

Mahmoud Darwich, La terre nous est étroite, Poésie/Gallimard, p. 268

23:12 Publié dans La poésie des autres

21/11/2008

MÉMOIRE DES LIMBES

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Moi

Ma mémoire

Ce soleil

Cette poussière

Cette odeur de pierre

Cette pointe fraîche

De voûte et de marronnier

Ce retrait devant d’autres

Qui jouent de leur voix

Dans un coin de jour de fête

Peut-être ai-je un peu inventé cette

scène

En ce moment où les choses

Doucement se descellent

 

Gilles Lades, Mémoire des limbes, Gros textes, 2004, p. 48

16:32 Publié dans La poésie des autres

19/11/2008

LE JARDIN DES CHATS

Dans la ville, il y a un jardin d’arbres centenaires de caisses de bois et de cartons. Des chats y ont élu domicile, des dizaines de chats tout noirs. Un seul est blanc. Sur la pierre, lorsque les nuages dégagent le soleil, ils s’étirent, allongés sur le flanc, la patte langoureusement posée, coussinets moelleux palpant la surface rêche. À un moment de la journée où la faim les tenaille, ils se regroupent devant la grille, à l’affût. La voiture se gare tout près de là, un couple âgé en descend avec de grands sacs lourds. Parfois, c’est une dame aux cheveux teints, très maquillée, qui les nourrit.

 

Le jardin des chats est un lieu de figurines de bois peint. Des figurines imaginaires. Des chats de tous les horizons, sculptés, posés dans l’herbe. On marche avec précaution. On regarde. C’est une pente herbeuse avec des buissons, on prend garde à ne pas faire de bruit pour ne pas déranger les habitants de ces lieux.

 

Un soir que je rentrais chez moi, l’un d’eux a traversé la rue en courant. Il s’est jeté à mes pieds, s’est roulé, a quémandé des caresses. Le regardant attentivement, j’ai vu qu’il avait la bouche en sang. 

        

Des grilles entourent le jardin. Les chats ne sont pas prisonniers du jardin. C’est le jardin qui les protège.

 

La nuit, les ruines chuchotent des histoires de souris et de chasse. Des histoires de chats, à dormir debout.

  

 

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Photographie de Guylaine Carrot

21:32 Publié dans La poésie des autres

18/11/2008

PLANCHE EN BOIS

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Il m’a fallu un peu de temps et quelques relectures pour saisir la portée de l’écriture de Cécile Guivarch. Parce que son écriture apparaît au premier abord brève, hachurée de phrases courtes, il y a le risque de passer à côté de tout un arrière plan et de l’émotion qu’il contient. Retour 1941. En vrac dans un carton. Souvenirs du port de Toulon. Odeur grand-père, grand-mère. Je suis loin. 1941. C’est la guerre. Tout commence avec ces photographies jaunies retrouvées dans un carton. Un passé que n’a pas connu l’auteur, un passé qui la précède. Puis les souvenirs de l’enfance émergent, ceux de quand ils étaient vivants. Toujours grand-père son odeur de grand-père. Celle des champs de la paille et du foin. À partir de là, l’attention se porte sur grand-mère, l’accompagne dans le souvenir, comme pour revenir en arrière, revivre encore ce qui a précédé. Grand-mère, l’auto bleue citroën verte fallait passer les vitesses. […] L’auto vendue, ta mémoire s’est vidée grand-mère. Œil vide. Terre. Il y a la planche en bois, couleur verte, symbole du passé, de la table à manger, des heures à décortiquer les crabes, à étaler le beurre sur le pain de six livres. Il y a le grand méchant loup pas loin grand-mère, qu’il faut chasser. Puis. Le silence de ta mémoire les détails de toi petite. […] Grand-mère morte de ta naissance. Accompagner, encore, dans le dernier voyage. À quoi bon grimper aux arbres, tu ne toucheras jamais le ciel. Traverse d’abord l’histoire n°3. Celle qui s’approche de ta naissance et des odeurs n°4 et 5. Te faudrait vivre à haute voix pour entendre le silence qui te précède. Ne tarde pas trop à t’oublier dehors.

 

Cécile Guivarch, Planche en bois, Contre-allées, 2007

Chronique parue dans Verso n°133

19:58 Publié dans Chroniques

16/11/2008

TOUS LES MATINS DU MONDE

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À cette heure, le soleil avait déjà disparu. Le ciel était rempli de nuages de pluie et il faisait sombre. L’air était plein d’humidité et laissait pressentir une averse prochaine. Il suivit la Bièvre. Il revit la maison et sa tourelle et se heurta aux hauts murs qui la protégeaient. Au loin, par instants, il percevait le son de la viole de son maître. Il en fut ému. Il suivit le mur jusqu’à la rive et, empoignant les racines d’un arbre qu’une crue du ruisseau avait mise à nu, il parvint à contourner le mur et à rejoindre le talus de la rive qui appartenait aux Sainte Colombe.

 

Pascal Quignard, Tous les matins du monde, folio/Gallimard, p. 93

 



 B.O. du film Tous les matins du monde dir. par Jordi Savall

11:55 Publié dans La poésie des autres

14/11/2008

PAROLES

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Paroles, à peine paroles

(murmurées par la nuit)

non pas gravées dans de la pierre

mais tracées sur des stèles d’air

comme par d’invisibles oiseaux,

 

paroles non pas pour les morts

(qui l’oserait encore désormais ?)

mais pour le monde et de ce monde.

 

Philippe Jaccottet, Ce peu de bruit, NRF/Gallimard, 2008, p. 45

19:56 Publié dans La poésie des autres

13/11/2008

LA SONATE À KREUTZER

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Je posai le revolver et le recouvris d’un journal. Je m’approchai de la porte et l’ouvris. C’était la sœur de ma femme, une veuve à la fois bonne et stupide…

– Vassia, va la voir. Ah ! c’est affreux, dit-elle.

« Aller la voir ? » m’interrogeai-je. Aussitôt je me répondis qu’il fallait aller la voir, que probablement cela se faisait toujours. Quand un mari, comme moi, avait tué sa femme, il fallait certainement qu’il aille la voir.

« Si cela se fait, il faut y aller, me dis-je. Et si c’est nécessaire j’aurai toujours le temps », songeai-je à propos de mon intention de me suicider…

– Attends, dis-je à ma belle-sœur, c’est bête d’y aller sans bottes, laisse-moi au moins mettre mes pantoufles.

 

Léon Tolstoï, La sonate à Kreutzer, folio/Gallimard, p. 208

16:00 Publié dans La poésie des autres