27/03/2020
JARDINIER
Tu me renverses et je m’en vais
pleurer d’amour dans la poussière.
Tu m’as souri avant l’aube et le jour
était toi, discrètement, lentement.
J’ai vu ton sourire
et je ne suis jamais rentrée.
Tu dissimulais ta lumière le long des murs
avec tes dents de travers et tes fossettes de jeune homme,
qu’avant ce matin frêle
nous avions défiguré.
Pardon que tu es,
pourquoi es-tu passé si vite ?
*
Quelles nouvelles ? de quel monde ?
Comme si j’espérais savoir
ce qui a bien pu arriver,
très tôt un jour d’avril.
Il a tracé sur ma bouche
une promesse avant de parler,
une manière de caresse ou de baiser
et puis il s’est rompu le cœur.
Ariel Spiegler, Jardinier. Gallimard, 2019
10:17 Publié dans La poésie des autres
14/01/2020
LA RENOUÉE AUX OISEAUX
Moi j'ai l'arbre
son écorce
pour m'enfouir
être unique
même tarie
sans bouche à nourrir
L'enfant sans faim
bouche à bouche avec l'oubli
Je bois la sève de l'arbre
*
Je redescends à l'arbre
une heure durant
je le laisse voler ma lumière
Je voudrais manger
le noir de ses racines
avaler d'autres tubercules
arrachés à la chance
au jardin de l'asile
Paola Pigani, La renouée aux oiseaux. La Boucherie littéraire, 2019
09:26 Publié dans La poésie des autres
26/08/2019
La Grande Papillon
Tortue
La première chose que ma fureur
a pulvérisée, c’est
ma carapace
Tu as tout essayé
pour que je ressemble de nouveau
à une babiole :
porcelaine, ébène, ivoire
des tortues en rang sur une étagère
J’aurais peut-être dû laisser mûrir mes idées
mais pousser un cri
était forcément nécessaire
Et maintenant
mes écailles répandues tracent
un sentier magique
dont tu es champion par ta méfiance
toi qui m’enjoignais : Ne crie pas
Delfine Guy, La Grande Papillon. Al Manar, 2019
08:40 Publié dans La poésie des autres
17/07/2019
OURLETS II
À gauche, les notes du père, à droite, les mots de la fille. Clara Regy est restée proche de son père, et est aussi restée attentive aux petits riens du quotidien de son paternel : menues courses (et listes de commissions), lierre descendu du mur des voisins, grattage de la terre, repiquage des salades, plantation des dahlias… Cette attention se ressent dans les notes menues que l’on imagine écrites par son père, et qu’elle a retranscrites :
semé laitue d’hiver Merveille
rhume Humex comprimé et gélules
plus de 25 mm de pluie
dans la nuit
Autant de petites notes, qui sont comme les notes d’un journal, esquissées au jour le jour : les menus événements, faits et activités de tous les jours d’un père plus très jeune et menant une vie simple. Les poèmes de la fille, à droite, parlent du père, de ce que la fille retient de celui-ci, de leur relation :
parfois ta bouche parle
tu ne racontes rien
je n’ose te le dire
parfois ta bouche parle
et me fait mal
aussi
quelques mots
perdus
Clara Regy dessine le portrait de son père, qui est resté attaché à la terre, à son jardin :
tu cramponnes le temps au creux des arrosoirs
sans doute un peu moins pleins
la pomme fait semblant
de pleurer davantage
au-dessus des patates
dans le creux de la terre
Elle parle de la toile du jean, de la blouse de travail bleu bugatti, des femmes qu’il regarde ou dont il se souvient avec gourmandise – nous avons tous les deux / passé l’âge / de rougir. Elle parle des légumes de son jardin, des œufs de poule ramassés, dont il est si fier. Un recueil presque à quatre mains, dans lequel père et fille partagent une touchante proximité.
Clara Regy, Ourlets II. Lanskine, 2019
17:24 Publié dans La poésie des autres
17/06/2019
Du soleil, sur la pente
Et non seulement l’herbe
et tous les objets posés
sur son tapis
déroulé comme un rire
propagé par-dessus
les murmures du jardin,
mais aussi et surtout
toi en robe tendre
et la ronde vive
des enfants,
et moi dans l’ombre
d’un silence
qui survole tout cela
flottant léger
sur la pente du soleil
et d’un seul désir :
Nous en tenir
au courant.
Morgan Riet, Du soleil, sur la pente. Éditions Voix Tissées, 2019
08:43 Publié dans La poésie des autres
22/05/2019
CORROSION
Thiap
On a pris la route
comme si ce n’était pas la dernière fois.
L’air sentait bon,
la forêt serait toujours là
et les grands arbres.
On a marché
tout était parfait,
le claquement de l’eau
les papillons fous
tourmentés par le vent,
une couleuvre et les singes
qui attendaient qu’on s’éloigne
pour reprendre les conversations.
Puis le film s’est accéléré.
On a parlé, parlé à toute vitesse.
La vie était lovée dans la paume d’une main,
on l’observait.
On a pris la route
comme si je ne devais pas partir demain
et je suis partie.
Toujours on part,
à l’Ouest, carrément.
Je crois que quelque chose m’a suivie,
je l’entends
encore
par moment
qui me chuchote une autre histoire
et caresse mon cœur de cuir.
Février 2017, forêt de Khao Yaï
(Khao Yaï, Thaïlande)
Mireille Disdero, Corrosion. La Boucherie littéraire, 2019
12:40 Publié dans La poésie des autres
22/10/2018
JOUR APRÈS NUIT
L’ombre est nue le matin, sans hâte
j’avance vers les mots qui viennent
à ma rencontre : mes mains butent
sur leur peau, cherchent le sillon où
devenir une voix meilleure, plus limpide,
semblable au chant du verre, caressé.
Une bouche à qui confier l’écume
bouillonnante de vivre
au cœur des chardons,
là où l’immensité pique.
Viens, il nous reste des secrets
à se dire dans l’obscurité parfaite
et le feu des épices.
La mer est derrière la fenêtre, pleine
de voyages indécis.
Larmes intimes offertes
au sable. Mes mains se perdent
dans la brûlure ouverte
où trébuchent et sombrent
les oiseaux blessés,
les paroles décousues, fil à fil.
Martin Laquet, jour après nuit. La Passe du vent, 2017
08:55 Publié dans La poésie des autres
18/06/2018
TRAJECTOIRE DEROUTÉE
Ma paume immense et lisse
caresse la nuit couvrant
moitié de la terre.
Elle protège la planète.
Je protège la nuit.
Contre quel criminel ?
Je n’ai plus de doigts
juste la paume géante
et dans son creux
la nuit immensément fragile :
elle va disparaître.
L’aube y aidera.
De mes pas attraper
l’absence parfaite :
le très haut des jours,
son air bleu royal.
Sanda Voïca, Trajectoire déroutée. Lanskine, 2018
08:39 Publié dans La poésie des autres
28/02/2018
TRAVERSER L'HIVER
Ce matin
Matin de mousse verte dans l'entrejambe des arbres
J'apprends à épeler des couleurs
Dans la palette du ciel à reconnaître l'oiseau
Qui n'aimait pas son frère et j'apprends
À chanter sans le savoir des poèmes transparents
Comme l'air
Froissé sous des ailes
Je vois ce trou de lumière qu'enlacent des nuages
Médusés par leur propre puissance
D'air et d'eau
Je fixe les restes de la nuit dans mon bol de café
Je suinte l'amour par tous les pores
Je rédige à l'emporte-pièce
Des phrases qui cognent
Contre le jour
Qui me refuse sa bouche
Adeline Baldacchino, 13 poèmes composés le matin (pour traverser l'hiver). Rhubarbe, 2017
09:30 Publié dans La poésie des autres
24/01/2018
NOUS SALUONS LES ORAGES
Nous saluons les orages
les renards boivent l'eau des bois
il fait souple dans ma cabane
approche ta main : elle brûle
tel feu de bois où craquent
des bûches un peu vertes
et j'aime ta respiration ample
près de mon corps assoupi
il est temps de vivre vite
les joues et les mains jointes
ah, j'aime ces instants fluides
qui ont en commun avec la mer
l'élément liquide et l'alternance
de violence et de douceur.
Emmanuelle Le Cam, Nous saluons les orages. Raphaël de Surtis, 2017
14:59 Publié dans La poésie des autres